De FagorBrandt à la fin de Brandt France : l’histoire d’une décennie chahutée
De FagorBrandt à la fin de Brandt France : l’histoire d’une décennie chahutée
le 11 décembre 2025
, par Eric Shorjianhttps://www.linkedin.com/company/neomag/
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Dix ans avant sa liquidation, Brandt vivait déjà un premier séisme industriel avec l’effondrement de FagorBrandt et un sauvetage in extremis orchestré par Cevital. S’en suivront une reconstruction ambitieuse, des investissements massifs et l’espoir d’un modèle mêlant made in France et production algérienne. Mais entre marché en recul, coûts industriels élevés et arbitrages financiers défavorables, le groupe n’a jamais retrouvé l’équilibre. Retour sur une décennie où l’industriel a oscillé en permanence entre rebond et fragilité.
Début 2014, FagorBrandt, déjà, était en grande difficulté. Plusieurs candidats se penchent alors sur le dossier, mais un acteur se détache : le groupe algérien Cevital. En janvier 2014, quatre offres de reprise sont déposées. La plus complète, portée par Cevital, le plus grand groupe privé algérien, propose de reprendre 4 sites sur 6 et de conserver environ 1 200 salariés sur 1 800. Le ministre du Redressement productif de l’époque, Arnaud Montebourg, pousse néanmoins pour davantage d’emplois sauvegardés et souhaite une concurrence renforcée entre offres pour maximiser le sauvetage industriel.
De FagorBrandt à Brandt France : un groupe déjà marqué par la crise
Les semaines suivantes sont rythmées par les reports d’audience au tribunal de commerce de Nanterre : délai supplémentaire pour permettre à Cevital et à un autre candidat, Variance Technologies, de revoir leur copie, nouvelle date butoir repoussée au 13 mars, puis au 27 mars… À chaque fois, le même constat : les propositions sont jugées insuffisantes, ou pas totalement finalisées. En parallèle, la maison mère espagnole, Mondragon, se dirige vers la liquidation, ce qui complique encore l’équation, même si cette procédure n’empêche pas la poursuite des discussions sur le rachat des marques par Cevital.
Fin mars 2014, Neomag décrit une situation à bout de souffle : trésorerie exsangue, lassitude des salariés, impatience des pouvoirs publics. Cevital, de son côté, se heurte au tribunal espagnol qui réclame 35 M€ pour les marques, quand le groupe algérien en propose 25 M€. Le risque est clair : si l’accord échoue, il n’y aura plus d’offre et la liquidation deviendra l’issue probable. Le 11 avril 2014, le tribunal espagnol valide finalement la cession des marques à Cevital pour la somme proposée. Neomag parle alors d’un groupe « presque sauvé ». Le sauvetage passe par un réalisme économique assumé : mieux vaut 25 M€ que rien, et surtout la garantie d’un projet industriel structurant. Quelques jours plus tard, en avril 2014, la nouvelle entité prend le nom de Brandt France. Cevital, soutenu par l’État français, s’engage à investir 200 M€ pour relancer le groupe et tourner la page FagorBrandt.
Autrement dit, quand Brandt entre en redressement judiciaire en 2025, il sort déjà d’une décennie ballotée entre sauvetage in extremis, restructurations et pression des autorités publiques.
Le projet Cevital : conjuguer le made in France et la méga-usine d’Algérie
Une fois les marques sécurisées, le nouveau Groupe Brandt se structure autour d’un double pari : maintenir un socle industriel en France, notamment sur la cuisson, tout en gagnant en compétitivité grâce à une méga-usine en Algérie.
En septembre 2016, lors d’une convention réunissant ses principaux distributeurs, Brandt affiche une ambition claire : redevenir n°3 du marché français du gros électroménager à horizon 2017, avec une part de marché autour de 7 % au moment de la rencontre, au coude-à-coude avec Samsung. Pour y parvenir, le groupe s’appuie sur trois piliers : un projet industriel renforcé, des marques fortes et une montée en puissance à l’international. Côté France, Brandt investit 30 M€ en 2016 sur les plateformes four et induction des sites d’Orléans et Vendôme, qui emploient ensemble plus de 700 personnes. Une centaine d’ingénieurs R&D sont basés à Lyon pour développer les innovations en froid, lavage et cuisson. Côté Algérie, Cevital engage 250 M€ sur le site de Sétif, pour rénover une première usine et construire Setif 2, un site ultramoderne bâti sur un terrain de 110 hectares. La feuille de route est ambitieuse. Il s'agit de démarrer dès 2017 la production de lave-linge et réfrigérateurs, d'y ajouter des sèche-linge à partir de 2018, dassembler à terme des téléviseurs et de climatiseurs pour l’export, et de fabriquer d’ici 2020 l’ensemble de l’offre pose-libre. La capacité de production de l’Algérie doit passer de 3 à 8 millions d’appareils, offrant au groupe une base de volumes supposée générer des gains de compétitivité et ouvrir la voie à l’OEM et aux marques de distributeur. En parallèle, la dimension internationale progresse. Plus de 45 % de l’activité se réalise déjà hors de France, des filiales sont ouvertes au Maroc, en Espagne, à Singapour, et le chiffre d’affaires du groupe double quasiement entre 2014 et 2016.
Rebond managérial et reconquête commerciale
Cette stratégie industrielle s’accompagne de mouvements managériaux. En mai 2016, Vincent Vallin est nommé Country Manager de Brandt France. Son profil : 20 ans d’expérience dans des groupes internationaux, un solide bagage en distribution, marketing et gestion de business units sur la zone EMEA. Sa mission : reconquérir la confiance des partenaires et regagner des parts de marché pour les quatre marques en France, dans un environnement très concurrentiel.Neomag En 2022, nouvelle étape : Daniele Degli Emili devient Directeur général Europe-Asie du Groupe Brandt. Ancien d’Indesit, Vestel et Candy Hoover, il a rejoint Brandt en 2019 comme Directeur Marketing stratégique et Commerce international. À ce poste, il est chargé d’accélérer la croissance et de renforcer la promotion du Made in France, avec une logique claire : faire du savoir-faire industriel français un levier de développement à la fois sur le marché domestique et à l’export.Neomag Ces choix managériaux s’inscrivent dans une trajectoire qui articule montée en gamme (notamment avec De Dietrich), valorisation du made in France et adossement à un outil de production internationalisé.
Orléans et Vendôme : la vitrine d’un made in France assumé
Cette stratégie se cristallise dans la communication du groupe autour de ses sites français. En janvier 2025, pour célébrer ses 100 ans, Brandt invite la presse dans son usine de Saint-Jean-de-la-Ruelle, près d’Orléans, site spécialisé dans la cuisson (fours et tables à induction) pour les marques Brandt, De Dietrich et Sauter. D’une surface de 38 000 m², le site dispose d’une capacité de 500 000 pièces par an et produit quotidiennement environ 500 tables de cuisson et 800 fours, avec des cadences ajustables selon la demande (passage possible de 2x8 à 3x8). Chaque jour, 40 tonnes d’acier et 600 à 700 kg de cuivre y sont transformés. Au total en France, le Groupe Brandt compte alors quatre sites : l’usine de Saint-Jean-de-la-Ruelle (Orléans) avec la R&D intégrée (60 personnes), l’usine de Vendôme (fours micro-ondes et petits volumes, tables induction et gaz), le siège de Rueil-Malmaison et le site de SAV à Cergy. En tout, environ 750 salariés dans l’Hexagone, dont 350 à Orléans et 100 à Vendôme.
Quelques mois après avoir mis en avant l’anniversaire de la marque et son statut de dernier industriel à fabriquer du gros électroménager en France, Brandt est placé en redressement judiciaire, le 1er octobre 2025, par le tribunal des activités économiques de Nanterre. Le groupe, qui revendique alors 260 M€ de chiffre d’affaires, à 70 % réalisés en France et 30 % en Europe, fait face à un marché du gros électroménager en recul pour la troisième année consécutive. Après –3,6 % en 2023 et –3,9 % en 2024, 2025 reste une année difficile, sur fond de marché immobilier atone et de montée des MDD à bas coût, notamment sur des segments comme le réfrigérateur. Dans ce contexte, la position singulière de Brandt – un industriel fabricant encore en France, avec des coûts fixes lourds – devient un handicap. La procédure de redressement donne un cadre à la recherche de repreneur(s), mais souligne aussi la fragilité financière d’un modèle industriel isolé face à une concurrence mondialisée.
L’espoir d’une SCOP et la mobilisation des territoires
Face à l’absence de dossier jugé suffisamment solide pour relancer l’activité, une proposition de SCOP (coopérative détenue majoritairement par les salariés) émerge in extremis fin novembre 2025, avec le soutien explicite de l’État. Le 1er décembre, le ministre de l’Industrie se rend à Orléans, annonce que l’État est prêt à injecter 5 M€ dans ce projet, et pousse les partenaires bancaires à se joindre au tour de table. L’idée est de s’appuyer sur une structure coopérative adossée à un projet porté par la société Revive, déjà connue pour la reprise de Tupperware France, mais qui n’avait pas réussi à trouver de partenaire industriel. Le projet de SCOP entend sauver environ la moitié des effectifs. Deux autres offres existent mais se limitent essentiellement aux marques et au SAV, avec un volume d’emplois nettement inférieur. Le 3 décembre, le tribunal de Nanterre examine ces projets et met sa décision en délibéré au 11 décembre. Entre temps, la région Centre-Val de Loire et la métropole d’Orléans détaillent un soutien massif au projet de SCOP. L’ensemble représenterait près de 20 M€ d’engagements publics. Mais le talon d’Achille reste le même qu’en 2014, à l’envers : alors qu’à l’époque il s’agissait de convaincre l’actionnaire industriel, en 2025, ce sont surtout les banques qui manquent à l’appel pour finaliser le plan de reprise.
La liquidation et la fin d’une trajectoire industrielle
Le 11 décembre 2025, le tribunal des affaires économiques de Nanterre prononce la liquidation judiciaire de Brandt. Le projet de SCOP, pourtant soutenu par l’État et les collectivités, n’est pas retenu, jugé trop incertain au regard des financements privés qui manquent toujours. Environ 700 emplois sont impactés, dont les postes des deux usines françaises de cuisson à Orléans et Vendôme, ainsi que ceux du siège et du SAV en Île-de-France. Pour les élus et les organisations professionnelles, la décision est vécue comme un signal inquiétant pour l’avenir du made in France dans le gros électroménager. La région Centre-Val de Loire parle d’« énorme déception » et de renoncement à un appareil productif compétitif et innovant, Le gouvernement rappelle avoir « fait feu de tout bois » avec un soutien public de 5 M€, tout en regrettant l’absence d’autres acteurs jugés « indispensables » pour sécuriser la reprise. Cette liquidation clôt un cycle ouvert plus de dix ans plus tôt, à l’époque de FagorBrandt et des premières interventions publiques pour sauver les marques et leurs usines. 10 années durant lesquelles, des centaines d'employés de Brandt se sont mobilisés pour sauver leur outil et dont on comprend aujourd'hui toute l'amertume qui est la leur.